HABIT VERT PALE EPISODE 18



RHUMATOLOGIE
Hiver 1957. Je suis externe en rhumatologie à l'hôpital Cochin ; La polyclinique de rhumatologie doit ses bâtiments modernes à l'engouement qui suivit l'apparition de la cortisone, ce médicament miracle de l'après-guerre. On a vite déchanté. Après une amélioration brillante mais passagère, la maladie rhumatismale reprend, figeant l'une après l'autre les articulations dans des attitudes grotesques. Les malades cortisoniques prennent du poids, leurs joues s'arrondissent, leur squelette perd son calcium.
J’ai pour interne une femme de cinq ans plus âgée que moi, Yvonne Pérol, grasse et courte, l'œil noir brillant, catholique mariée à un cardiologue et déjà mère de trois enfants qu'elle élève on ne sait comment, passant ses journées à l'hôpital. Cette petite femme au visage rayonnant dégage une formidable impression d'énergie, de puissance. Elle me confie :
- Après mon stage en rhumatologie, je pars à Claude-Bernard, l'hôpital des maladies infectieuses ; je veux être virologue, c'est une spécialité dont les hommes ne veulent pas, il y a peut-être moyen pour une femme de gratter un poste de Chef de Service.
Elle dit aussi :
- A la maison, le grand homme c'est mon mari : il est médecin installé, il a un bureau, des clients, il gagne la vie de la famille. Mes enfants pensent que je suis infirmière... Je prépare l'agrégation l'après-midi à la bibliothèque pour ne pas leur enlever leurs illusions.
Pérol sera une des premières femmes chef de Service en virologie.
Dans cet hôpital neuf, de petites chambres modernes de deux personnes, qu'une baie vitrée sépare du couloir. De grosses femmes arthritiques s'y déplacent péniblement et souffrent.
- J'ai dans chaque doigt comme un petit hérisson qui pique, dit l'une d'elles.
Des injections intra articulaires de cortisone, que j’apprends vite à bien faire, soulagent momentanément la douleur. Il faut pénétrer la peau d'un coup sec, puis les tissus plus résistants de l'articulation. A un infime changement de consistance, on sent que la pointe de l'aiguille est dans un espace libre, d'un dixième de millimètre, situé entre les deux cartilages, l'espace articulaire : c'est là qu'il faut injecter. Cette "sensibilité du bout de l'aiguille", ténue, indescriptible, entre dans les doigts du médecin après quelques essais. Elle ne s'oublie jamais.
Un des assistants a compris que je manque d’argent ; il m’offre l'occasion de faire des injections à une riche patiente, qui désire être traitée chez elle. Deux fois par semaine, je me rends par le métro dans un vaste appartement du XVIème arrondissement. J’ai apporté de l'hôpital, stérilisé par les infirmières, tout ce qu'il faut : des seringues, des aiguilles, la cortisone. Je fais les injections vite et rapidement, la malade est contente, on m’offre du café. Mais un jour de pluie, mes souliers de mauvaise qualité déteignent et laissent des traînées noires sur la moquette : on ne me demandera plus de revenir.
Il y a aussi dans le service d'autres malades plus jeunes, plus valides, qui entrent pour un bilan. Leurs maladies ont des noms redoutables : sclérose en plaques, myélite d'Erb, syringomyélie... Les médecins savent l'évolution inexorable de ces paralysies et les malades s'en doutent vite, pour peu qu'ils soient conscients, bavardent avec les infirmières et rencontrent dans les couloirs, véhiculés dans des fauteuils à roulette, des cas semblables au leur, mais plus avancés.
Lors de la grande visite hebdomadaire du Patron, comme celui-ci, avec une politesse exquise, achève d'interroger un jeune instituteur atteint d'une de ces paralysies et lui dit avec une nuance d'optimisme dans la voix :
- Je vois que vous n'éprouvez pas de difficulté à parler, ni à entendre.
L'autre répond :
- Pas encore, Docteur...
Et la connaissance qu'il a de son avenir plane, tangible dans la chambre, au-dessus du vol en blanc des médecins.
Je suis malade, le soir, d'avoir tant répété que le rhumatisme va guérir bientôt, que la paralysie (qui d'ailleurs régresse : le patient ne remue-t-il pas ses orteils très bien ?) n'a rien à voir avec le cas du voisin. J’en ai assez de sourire et hurler en dedans. Le chirurgien coupe, répare et ne se pose pas de questions. C'est un métier qui fait moins mal à l'âme.

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