HABIT VERT PALE EPISODE 14



LE DEPART DU PATRON


Hôpital Laennec, 1956. Service du Pr Rudler. Le Patron opère le matin, aidé par plusieurs assistants ; des interventions longues, cancer du poumon, mais aussi estomac ou "voies biliaires à reprendre". Je demande l'explication de ce terme curieux, qui revient souvent au programme opératoire. Il s'agit de cas opérés ailleurs et ratés. On a enlevé la vésicule mais le calcul était plus bas, quelque part dans le canal excréteur de la bile, souvent à l'endroit où il traverse le pancréas, organe profond, difficile d'accès. Le Patron opère lui-même ces cas délicats, aidé par deux assistants et tout le monde admire son habileté. Je suis souvent demandée pour tenir les écarteurs pendant de longs instants qui me paraissent pénibles. Je regarde les gestes précis des chirurgiens, l'incision droite et nette du bistouri, la pose des pinces pour l'hémostase des vaisseaux, la dissection difficile des adhérences causée par la précédente opération, les nœuds de catgut qui descendent un à un, pressés comme les gouttes de pluie d'une averse. Je voudrais être un jour ce médecin-là, non pas celui qui rate, mais celui qui sauve ; celui à qui l'on envoie "les cas à reprendre".
Le geste du chirurgien, dans sa précision technique, est le résultat d'une somme fascinante de connaissances, d'une certaine adresse et d'une audace face au danger. Il est l'action, face aux spéculations intellectuelles, l'acte guidé par la pensée, l'acte de l'artisan. On rit et on plaisante en salle d'opération avec d'autant plus de liberté que le patient ne peut entendre
L'après-midi en garde, la chirurgie est plus facile : des cas courants, hernie, appendicite, qu'opèrent deux joyeux internes, deux colosses de 28 à 30 ans, l'un mâle, Piwnica d'origine polonaise, l'autre femelle, Geneviève. Piwnica est avant-centre d'une équipe de rugby, musclé et velu comme un ours. Féru de Wagner, il passe à longueur de garde les airs de la Walkyrie ou de l'Or du Rhin sur un tourne-disques de noyer, au grand désespoir de ses collègues qui menacent de briser ses microsillons.
Geneviève est la première femme chirurgien avec qui je travaille. Près d'un mètre quatre-vingts, fumant comme un sapeur, sourire jovial derrière des lunettes de myope, arborant des chaussettes de scout sur des souliers plats à semelle de crêpe, une crinière auburn frisée presque toujours enfouie dans un bonnet de jersey.  Est-ce là ce à quoi il faut ressembler si l'on ose être femme et chirurgien ? Elle est gentille, presque maternelle avec moi qu'elle a surnommée "petit lapin", avec les infirmières qu'elle appelle par leur prénom, avec les malades qui l'adorent parce qu'elle sait leur sourire. Elle est l'épouse d'un dentiste, encore bien plus grand et plus roux qu'elle, et me dit un jour :
- Je n'ai pas d'enfant. Comment veux-tu que je trouve le temps d'en faire avec ce putain de métier ?
Et c'est vrai que la vie d'un interne en chirurgie est presque insupportable. En salle d'opération dès 7 heures du matin et jusqu'à 13 ou 14 heures ; le déjeuner en salle de garde puis la visite des malades, entrecoupée par les appels d'urgence. Trois fois par semaine, quand elle n'est pas de garde à l'hôpital, Geneviève passe l'après-midi à la Faculté de Médecine dans le pavillon d'anatomie où elle apprend la dissection aux jeunes étudiants :
- C'est amusant, j'aime bien, sauf le dessin : je ne suis pas douée...
Et le soir, ce sont de longues veillées sur les livres car déjà elle prépare le concours d'agrégation.
J’admire cette activité, cette résistance. En serai-je capable ? Accepterai-je ces sacrifices ? Je veux un mari, des enfants, une robe de bal, je veux être femme, réellement femme et pourtant chirurgien... Cela parait bien inaccessible.
Et pourtant, l'après-midi, lorsque j’aide à opérer la joyeuse Geneviève, quelle étrange impression émouvante, presque religieuse, après le rituel du lavage des mains, après avoir revêtu les longues robes stériles, de pénétrer l'intérieur d'un être vivant, ce ventre où l'on voit vivre et frémir le secret de la vie, cet intestin rose et grouillant comme un ver, ces vaisseaux qui battent, ce cœur que l'on voit palpiter lors des interventions sur le poumon: cet intérieur que nul autre que vous n'a vu jamais, pas même le patient qui en est fait, et sur lequel avec des gestes d'horloger on coupe, on suture, on rétablit l'état normal nécessaire pour que la vie se poursuive.

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