HABIT VERT PALE EPISODE 9 LA PREMIERE GARDE
LA PREMIERE GARDE
Berraud, un externe roux et rigolard, rencontré au "Reinitas",
part pour trois jours chez ses parents en Corrèze. Il me l'annonce
solennellement et me demande de le remplacer pour sa garde à l'Hôpital Tenon.
- Vous gagnerez des clopinettes mais vous saurez ce que c'est que de
prendre une nuit de garde dans un grand hôpital, cela vous préparera pour
l'année prochaine, si vous êtes nommée à l'externat.
Me voici revêtue de la tenue d’externe : blouse blanche de l'Assistance
Publique, trop grande pour une femme, fermée par des boutons de plastique qu'on
appelle des "yoyos" et sur le ventre, un tablier blanc.
Surtout, surtout, je revêts enfin le manteau ou "capote" bleu
marine, réservé aux vrais médecins, ceux qui prennent la garde et ont à
déambuler dans les cours glacées de l'hôpital. Tenon, comme beaucoup d'hôpitaux
de Paris, est un ancien couvent. Les grandes salles de malades où courent les
cafards sont reliées par des déambulatoires de cloître dont les colonnes
voûtées donnent sur un jardin, agréable l'été, plein de courants d'air en
hiver. Vingt ans plus tard on en découvrira la beauté architecturale et de
vastes parois vitrées protègeront du froid malades et médecins tout en
préservant la vue somptueuse sur les jardins. Mais en 1954, les vastes voûtes sont
couvertes de crasse et habitées par les vents.
Emmitouflée dans ma capote trop grande, je suis vers midi trente au
travers des cours l'interne Parinaud, grand, très vieux (au moins trente ans)
qui m’a dit :
- Venez. Par tradition, l'externe est invité à déjeuner en salle de
garde.
Un bâtiment plus petit que les autres, près du pavillon de la direction.
Un escalier interminable et sale. Et c'est l'entrée dans une pièce assez grande
où sont réunis autour d'une longue table une trentaine d'hommes qui accueillent
les arrivants par des sifflets et des rires.
- Faites comme moi et ne dites rien, m’a glissé Parinaud.
Il commence un tour de table en touchant de la main successivement
l'épaule de tous les convives ; c'est la reconnaissance de la tribu. Je fais de
même.
- La bise à l'économe, la bise à l'économe ! scande la foule,
Lorsque j’arrive au bout de la longue table, devant un colosse barbu qui
trône, un verre de cognac à la main, je m'exécute en rougissant et pique un
baiser sur la joue de l'homme. Il faut continuer de toucher les épaules et l'on
s'assied enfin, en bout de table, devant des couverts libres. La conversation
est bruyante, les rires fusent. Une solide assiettée de poulet-frites est
glissée devant moi et je commence à dévorer. Je lève les yeux sur le mur d'en
face et m'aperçois avec horreur qu'il est couvert de fresques pornographiques.
Comment, cet absolu respect du corps humain, de sa nudité, qu'on m’a
inculqué en novembre comme un des aspects les plus nobles de l'éthique
médicale, ce respect du malade est ici bafoué, tourné en dérision. On voit des
médecins ubuesques, nus comme des vers, enculer d'un sexe énorme et rouge de
joyeuses malades aux fesses rebondies, utiliser leurs instruments à des fins
d'explorations salaces... Je baisse les yeux et n'ose contempler les détails.
Autour de moi, on échange des sourires. Il me faudra un peu de temps pour
réaliser que la tradition des fresques érotiques sur les murs, fresques
renouvelées chaque année par un élève des Beaux-Arts ou un collègue doué pour
le dessin, est une réaction logique à l'horreur de la mort, de la maladie, que
vivent quotidiennement ces hommes de vingt-cinq à trente ans. Eros et Thanatos,
Eros contre Thanatos. Le dieu de la vie triomphant de la mort. Le sexe dressé,
semeur de sperme, rouge de sang et de vie, pour oublier les faces blêmes, les
corps amaigris, les respirations haletantes, le lit du cancéreux du 38 que l'on
trouve vide un matin, happé dans la nuit par le ballet de l'équipe de veille
derrière un paravent tendu avec parfois, c'est rare, la prière d'un prêtre. Un
paravent tendu, un brancard qui s'éloigne, et quelques heures plus tard, une
autre face pâle dans le lit. Eros et Thanatos, autres facettes opposées de la
sphère médicale...
Le déjeuner se termine. Une partie de poker commence.
- Jouez dit Parinaud, je vous prête un franc. Lancez les dés, vous avez
trois coups.
Je joue et gagne. Je possède cinq francs, les rejoue et perds. Je cesse
de jouer.
Mais déjà le téléphone sonne.
- C'est pour vous dit Parinaud. Allez voir et surtout ne me dérangez que
si c'est vraiment utile. Je vais faire la sieste.
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