HABIT VERT PALE EPISODE 7



LA GREFFE DE OUDOT


A l'hôpital, tous les matins, je retrouve les grandes salles dont je ne sens plus l'odeur, les dix lits auxquels je suis affectée en tant que stagiaire et cette passion qui m'a saisie un matin de novembre et ne me quitte pas. L'infirmière de jour, petite et rousse, s'appelle Christine Penet. Elle confectionne avec de la tarlatane de longues tresses qu'elle attache au pied du lit et met entre les mains des invalides :
- Allons, grand-père, voilà ton petit « Penet », tire sur sa queue et assieds-toi !
Le grand-père s'agrippe à la tresse et se retrouve assis, souriant parmi les rires des infirmières.
Penet nous apprend comment faire les injections intramusculaires, en faisant tousser le malade et en claquant sur la fesse pour qu'il ne sente rien, ou pas grand-chose... Le bon endroit où les faire : toujours le quart supéro-externe, à distance de l'endroit où passe l'énorme nerf sciatique qui pourrait être paralysé par une injection mal faite.
Les seringues de verre, nettoyées à la compresse, doivent bouillir dix minutes dans une casserole sur le gaz et se couvrent de calcaire ; les aiguilles même en sont blanchies et rugueuses, elles entrent en crissant dans les fesses...
Parmi mes malades, Bouvier, un homme de soixante-cinq ans, diabétique, a de très fréquentes injections d'insuline. L’externe m’apprend à équilibrer son traitement en fonction du taux de sucre de l'urine que l'on garde dans un bocal et que l'on teste toutes les trois heures. Il souffre d'artérite et ses orteils noircis frisent la gangrène.
- Il faudrait lui faire la greffe de Oudot s'écrie un jour Cerbonnet, l'agrégé du service, profil de serpent, gestes de jésuite.
- Oui, mais Oudot est mort et ne l'a réussie qu'une fois dit à mi-voix l’autre agrégé, Faurel, qui a le physique et l'âge de Pierre Fresnais dans le film "Un grand Patron".
- Je pense pouvoir la refaire, répond Jean Natali, un jeune chef de clinique.
Il est grand, le front dégarni par une calvitie naissante ; ses explications précises, son air net, impressionnent les stagiaires.
- Je m'exerce depuis des semaines sur des lapins, toutes mes greffes tiennent ; ils vont bien...
- Bravo, fils, je t'aiderai ! répond Faurel.
- Si vous commettez cette folie, ce sera sans moi dit Cerbonnet : j'ai la responsabilité du service en l'absence du Patron ; je ne veux pas que mon nom paraisse dans cette entreprise. Opérez-le jeudi, c'est le jour où je ne viens pas à l'hôpital...
- J'opérerai donc jeudi, dit Natali.
- Je t'aiderai, répète Faurel.
Ils partent, vol groupé de blouses blanches, suivis par la gigantesque et muette surveillante et le menu fretin des externes, des stagiaires, des infirmières...
- La greffe de Oudot ? dit l’interne Koskas, ça consiste à couper le bas de l'aorte, tout simplement, et à le remplacer par une artère prélevée sur un cadavre et conservée dans un liquide spécial. Jacques Oudot l'a réalisée plusieurs fois il y a quatre ans et cela a réussi. C’était aussi un brillant alpiniste : le médecin qui a sauvé les doigts gelés d’Herzog lors de l’expédition de l’Anapurna et dont a parlé "Paris Match", c'était lui... Il est mort dans un accident de voiture en 1953 et personne n'a osé, depuis, refaire cette opération. Il faut dire que le malade risque drôlement sa vie. A vrai dire, le nôtre la risque de toute façon : son artère est bouchée, il va falloir l'amputer...
En 1954 il n'y a pas encore d'opérations à cœur ouvert, de circulation extracorporelle, ni de greffe cardiaque. Oser couper et greffer une artère grosse comme le pouce, cela tient du miracle. J’apprends que je serai autorisée à assister à l'opération en tant que stagiaire affectée au lit :

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