HABIT VERT PALE EPISODE 12 GASTRO ENTEROLOGIE
GASTRO ENTEROLOGIE
Hôpital TENON, hiver 1955-56. J’ai 21 ans et viens d'être nommée à
l'externat des hôpitaux, après un bachotage intelligent. Je gagne dix mille
anciens francs par mois, ce qui, ajouté aux huit mille de ma bourse d'études me
permet de vivre sans demander d'argent à ma mère. J’assume d'exaltantes
responsabilités dans une salle de trente malades : interroger le patient à son
arrivée, écrire clairement dans le grand dossier de l'Assistance Publique
l'observation résultant de son interrogatoire. L'interne ensuite, important,
relit ma prose, la critique, redresse un diagnostic, décide du traitement.
J’aide l'infirmière à distribuer les médicaments conditionnés dans de petits
pots de carton gris ; je fais les prises de sang pour le laboratoire. Un jour,
sur la table de travail carrelée des infirmières, je me penche d'un geste
paysan pour boire au jet l'eau potable du robinet ; l'infirmière me retient en
riant :
- C'est là que je rince les sondes urinaires, il vaut mieux boire au
lavabo du personnel, et dans un verre !...
Mon collègue direct, Alain Goguel, est un grand garçon vif du même âge
que moi, ancien boy-scout, dont les cheveux blonds, les petits yeux malins, le
sourire, évoquent irrésistiblement Tintin. Nous nous sommes partagés à deux la
longue salle et nous entraidons, échangeant nos impressions sur les diagnostics
tout en écrasant du pied les cafards.
- L'hémiplégique du 16 s'améliore de jour en jour, il parle à peu
près correctement. Que penses-tu de son électroencéphalogramme ?
- Regarde le schéma de mon diabétique du 22, trois croix de sucre à
midi, crois-tu qu'il faille augmenter l'insuline retard ?
Alain sait beaucoup plus de choses que moi. Il a acheté et appris en deux
jours un livre sur l'électrocardiogramme, il me le prête et je l'apprends
également. Nous étonnerons peu de temps après notre interne en dépistant un
rare infarctus de la face inférieure du cœur, pris pour une douleur de
l'estomac.
Nous suivons chaque matin la visite du chef de clinique, et, par
comparaison avec les services de chirurgie d'où nous sortons, nous sommes
surpris par les longs discours fleuris qui sont de règle chez les médecins.
Le chef de service, Hillemand est immense et corpulent, le visage
débonnaire derrière ses lunettes, le menton orné d'un joli nœud papillon à
pois. Il aime regarder en longues séries, étalées sur le plan lumineux du
négatoscope, les radiographies d'estomac qui sont à l'époque le seul moyen
d'explorer cet organe avant l'acte chirurgical. Sa passion est la découverte
précoce du cancer. Il scrute longuement les clichés et dit parfois, en hochant
la tête :
- Je tique sur cette petite courbure. N'y-a-t-il pas là une raideur?
Assistants et internes scrutent aussi, opinent du chef et cherchent la
raideur.
- Il faudra recommencer des radiographies digestives à ce patient
tous les trois mois pendant l'année qui vient, dit Hillemand.
Il se trompe rarement : quelques mois plus tard, la raideur grossit,
s'intensifie. On fait opérer le malade qui a bien un cancer. Le reste de la
médecine préoccupe peu le professeur.
Un matin, je découvre dans un de mes lits, parmi les arrivés de la nuit,
un homme jeune à demi comateux, le menton recouvert d'une barbe de trois jours.
Il ne répond à aucune question, son regard est triste et fixe.
- C'est un dément, dit doctement l'interne. Il errait dans Paris
sans but et a été amené par les flics. Nous le ferons transférer à Sainte-Anne
dans la semaine...
L'interne entreprend sa visite ; ce petit homme chauve est
gastro-entérologue comme son Patron et se passionne pour les troubles du
transit intestinal, les amibes, les maladies tropicales sur lesquelles il peut
discourir sans fin. Je le suis, heureuse d'être débarrassée du regard intense
et fixe du dément. Je présente avec fierté à l'interne un beau cas typique
d'ulcère du duodénum et récite ma question d'externat :
- Cet homme a des douleurs depuis quinze jours. Elles surviennent
toujours au même moment, deux heures environ après le repas, et sont à type de
"faim douloureuse" ; elles se calment s'il absorbe un peu de lait ou
du pain.
- Bien ! dit l'interne, et comment le traiterez-vous ?
- Vitamine C par voie intraveineuse, un gramme chaque jour, bismuth
à chaque repas et surtout des calmants. L'ulcère est une maladie du stress...
Nous sommes interrompus par des éclats de voix, à l'autre bout de la
salle. Allain Goguel est assis auprès du dément et lui parle avec excitation.
L'autre répond par gestes...
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