HABIT VERT PALE EPISODE 8 la Greffe de Oudot (suite)
- C'est votre malade, dit
Barali le lendemain.
Mon malade! je n'ai rien fait pour
lui, sauf lui dire bonjour le matin, lui demander comment va sa jambe, aider
l'interne à équilibrer l'insuline et je vais assister à cette opération qui est
presque une première! Me voilà debout à sept heures du matin. Vite, la douche
avec l'eau tiède jetée à la casserole sur mes épaules, dans la baignoire jaune
de calcaire dont les plantes vertes, sans doute stimulées par l'eau savonneuse,
grossissent à vive allure au grand étonnement de meslogeurs. Vite, le
pantalon, les chaussettes, ces socquettes multicolores à la mode cette année-là
qui sont moins chères que des bas nylon, le petit corsage de coton à rayures
bleu et blanc et l'anorak savoyard. Vite, je cours sous la pluie, en chantant
comme Debbie Reynolds: "Singing in the rain", avec mes chaussures qui
déteignent sur les chaussettes, vite, les marches du métro quatre à quatre...
C'est la première fois que j'entre
au bloc opératoire. A cette époque, la salle d'opération, très vaste, est
entourée d'une sorte de mezzanine d'où les assistants peuvent voir, comme du
balcon d'un théâtre, opérer le chirurgien, sans avoir eux-mêmes la nécessité de
changer de tenue. C'est de là que je regarde Barali et Saurel se laver les
mains devant un chronomètre, graves comme des prêtres. L'odeur d'éther leur
tient lieu d'encens.
- Pendant trois minutes, dit
Duval, puis on se rince et on se lave à nouveau les mains seulement, en les
tenant en l'air, pour éviter que l'eau ne s'écoule de l'avant-bras lavé une
seule fois, vers la main qui doit être parfaitement propre: cela dure une
minute et demie. Enfin, troisième lavage, les mains seules, toujours avec du
savon mais sans brosse.
Déjà, les panseuses, ces elfes aux
gestes précis, aspergent d'alcool les mains des chirurgiens, leur tendent au
bout d'une longue pince une serviette blanche dont ils s'essuient, comme des
prêtres, d'un geste solennel. Puis on les habille de grandes robes vert pâle,
ces blouses "américaines" qui remplacent depuis peu les blouses
françaises de toile blanche, et on leur donne les gants qu'ils mettent d'un
geste lent et rituel. Je vois arriver Bouvier, le malade, mon malade,
obèse, pâle et blanc, de la salle où on l'a endormi jusque sur la table
d'opération, avec ce drôle de masque sur le visage. Barali tient un goupillon
muni d'une compresse rouge et peint le ventre, la cuisse, la jambe. Saurel
lance sur le patient des draps vert stériles, comme un prestidigitateur sa
nappe. Et déjà le bistouri incise la peau, le sang gicle de quelques
artérioles, est clampé par des pinces, les parois s'écartent, déjà l'on voit
battre les artères, cette énorme aorte, l'artère qui supporte la vie des deux
jambes, aussi nette que celles des cadavres à l'amphithéâtre, mais plus
tortueuse, et qui bat, qui bat. Deux grandes pinces la chargent avec précision,
une seringue aspire le sang contenu dans la partie clampée du canal.
- On le remplace par du sérum
mélangé d'héparine, murmure Duval. Attention, il va la couper. Il n'a que dix
minutes pour suturer sa greffe, autrement plus de jambe...
La greffe préparée, gardée par la
panseuse dans du sérum tiède, est placée et ajustée. Les doigts des deux
chirurgiens s'entrecroisent comme celles de pianistes dans un morceau à quatre
mains. L'un suture, l'autre coupe les fils. La panseuse leur tend deux
porte-aiguilles alternés, les ciseaux, les pinces... Pas un mot, pas un souffle
dans la salle, tout est suspendu à la rapidité de ces mains qui plongent,
suturent, coupent...
C'est fini. Le dernier point est noué, coupé. L'artère est
déclampée, le sang rouge envahit et gonfle la greffe. Pas une fuite.
- Mademoiselle Dicq, vous pourrez nous préparer le champagne,
dit Barali, sans sourire.
Ce sont ses premiers mots depuis le début de l'opération.
Bouvier est sauvé. Il marche un mois plus tard et sourit,
fier de ses jambes neuves. Saurel et Barali signeront conjointement la
publication dans une revue et deviendront célèbres dans le monde médical, sinon
dans les médias qu'il n'est pas de bon ton d'informer à l'époque. Et moi, éblouie, émerveillée, je commence à rêver d'être chirurgien.
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