HABIT VERT PALE EPISODE 4



Dans le lit suivant, cet homme perfusé, las, est opéré de l'estomac. On lui en a retiré les deux tiers. Il commence à manger : alimentation liquide, puis bouillies...
- Un cancer ? dit étourdiment Claire à mi-voix.
- Un petit ulcère tout à fait bénin, dit l'interne, le regard sévère...
Quelques minutes plus tard, il prend Claire par le bras et l'entraîne dans le couloir :
- Vous apprendrez, ma jeune amie, qu'il est quatre mots que l'on ne prononce jamais dans une salle de malades : les mots cancer, tuberculose, mort et morgue...
Claire rougit à nouveau, honteuse de sa bêtise. Elle est pleine d'admiration pour ces hommes en blanc, de peu ses aînés, qui savent tant de choses ; ces prêtres au langage ésotérique pour qui un sein est un organe noble, un pet, la plus importante chose qui puisse arriver...
- Allons, dit l'interne un peu plus tard, pour vous montrer que je ne vous en veux pas, je vais vous apprendre à faire une injection intraveineuse... C'est l'heure du calcium du 27.
Le 27 est âgé et maigre. Opéré de la vieille, il sommeille; ses bras sont gonflés de veines noueuses, bleutées comme les rivières d'une carte de géographie.
- Rien de plus facile, elles sont énormes et apparentes. L'injection est prête, dix millilitres dans cette seringue de verre ; je mets le garrot, vous désinfectez avec ce coton imbibé d'alcool et vous appuyez d'un coup sec: Voyez, le sang pénètre aussitôt dans l'aiguille... J'enlève le garrot et vous injectez avec douceur.
Claire a enfoncé l'aiguille d'un coup sec. Le sang, un petit nuage noir et floconneux, a pénétré dans le liquide transparent de la seringue. La jeune fille appuie sur le piston de verre et l'enfonce, lentement. Elle fait le geste qui soigne, qui guérit ; c'est beau comme d'entrer dans une cathédrale. Souvent, dans son enfance, elle a assisté aux soins donnés par la religieuse infirmière du village, soeur Bertrande, qui vivait dans une petite maison près de l'église et qui allait, cornette au vent, sur sa bicyclette, faire des injections d'antibiotique ou d'autres médications aux malades. Souvent, appelée par sa mère, l'enfant a vu la seringue et l'aiguille bouillir dans une casserole, elle a vu s'enfoncer l'aiguille dans une fesse, dans un bras. A chaque fois, c'étaient la répulsion, la peur, l'idée de quelque chose qui fait mal, un petit frisson d'horreur à réprimer. Et aujourd'hui, ce geste simple, enfoncer l'aiguille, ce geste qui traite, qui guérit. C'est un pacte de puissance. Oublié, envolé à tout jamais, le frisson d'horreur de son enfance. Elle fait désormais partie du monde des prêtres en blanc, des magiciens. L'enchantement persiste tant que s'enfonce le piston. Tout à son rêve, elle n'entend pas le grand-père qui gémit, elle ne voit pas la veine qui bleuit et éclate, et cette boule qui se forme sous la peau du bras.
- Arrêtez ! dit l'interne, vous avez traversé la veine. Le calcium, ça fait mal, vous savez ! D'un geste rapide il a retiré la seringue, masse le bras douloureux avec une compresse.
- Ce n'est rien grand-père, ce n'est rien...
Claire se mord les lèvres, honteuse de sa bévue ; mais ce qui importe, c'est qu'elle a agi, agi sur un être humain. Comme Alice à travers le miroir, elle est passée d'un coup du monde des hommes ordinaires vers celui des gens qui savent et qui sauvent. Eblouie, elle est entrée en médecine.
Dans le jardin de la Salpêtrière, les arbres dépouillés par novembre et la chapelle octogonale au toit d'ardoise bleue rappellent un tableau de Buffet. Un anorak y met une note savoyarde. Claire repart lentement vers la Faculté : elle a laissé son cœur à l'hôpital.

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

BREVE RENCONTRE A COINTRIN EPISODE 12

BREVE RENCONTRE A COINTRIN EPISODE 2