L'HABIT VERT PALE EPISODE 5
La nouvelle Faculté de Médecine, ouverte juste après la
guerre, dresse rue des Saints-Pères, ses beaux murs blancs et ses portes de
bronze, ses halls de marbre, ses bibliothèques modernes.
Les travaux pratiques d'anatomie commencent fin novembre.
C'est le contact obligatoire avec les cadavres étendus sous des draps, sur des
tables de pierre, par cinquante dans une vaste salle, tout comme les malades
vivants sont parqués à cinquante dans les salles d'hôpital.
Les draps enlevés découvrent des corps desséchés et noircis
par le formol dans lequel ils ont trempé pendant des semaines. Ils ressemblent
à des cadavres de déportés, sur les photos des camps. Chairs rigides,
impressionnantes, dont on a peine à croire qu'elles ont appartenu à un être
vivant.
On commence traditionnellement par la dissection de l'aine
et des artères fémorales. Le professeur de dissection ou
"prossecteur", debout au tableau, dessine vite et bien les différents
plans, la situation des artères, des veines, des ganglions. Par groupe de
quatre, sous la direction d'un moniteur, les élèves apprennent à inciser la
peau, la graisse, la jolie membrane fine et brillante qui recouvre les muscles
et que l'on appelle aponévrose, à découvrir les vaisseaux.
Claire a comme la plupart de ses camarades une petite boîte
d'instruments de mauvaise qualité, vendue par la Faculté de Médecine. Elle
admire un fils de chirurgien dont le bistouri est un vrai avec des lames
Gillette interchangeables, dont les instruments sont plus grands, plus précis
que les siens. Instruit par son père, il tient délicatement le bistouri entre
le pouce et l'index "comme l'archet d'un violon" dit-il. C'est un
grand et fort garçon sanguin qui pourrait aussi bien être fils de boucher, mais
comme ses fortes mains sont délicates, ses gestes adroits ! Il dissèque sans
l'abîmer un nerf minuscule "perforant sous cutané" dit-il, "le
prossecteur ne nous l'a pas décrit mais il existe sur les traités
d'anatomie". Les autres élèves l'ont coupé sans le voir, à la table
voisine. Claire est naturellement habile, elle s'exerce à l'imiter, bien que
son bistouri coupe mal. Elle tient comme lui ses instruments. La passion du
travail bien fait dépasse vite l'horreur du cadavre.
- Bon travail dit le moniteur en arrivant à leur groupe. Il
faut dessiner ce que vous avez vu, maintenant !
Les rapports de force s'inversent, le futur chirurgien
dessine mal; un garçon timide, qui n'a presque rien disséqué, sauve l'honneur
du groupe: il a fait deux années d'Arts Deco avant d'entrer en Médecine et
trace d'un crayon décidé les artères, les veines, les nerfs; il zèbre de
hachures sombres le trajet des muscles, dessine au fusain des ombres, des
reliefs: c'est très beau.
Des complicités naissent, on ira prendre un pot au
"Reinitas", boulevard Saint-Germain, pour se remettre de l'émotion,
dans la chaude ambiance d'un café d'étudiants, la fumée bleue des gauloises ou
des "troupes" et le cliquètement des flippers de marque Gottlieb's,
dont les cinq boules chromées tombent sans fin d'un chemin à l'autre, en
allumant les chiffres du gain sur le soutien-gorge de la belle américaine
blonde cachée derrière la vitre. Claire, assise à une table avec ses camarades,
reste de longs moments à refaire le monde, en buvant à petites gorgées un
expresso très fort qu'il faut faire durer le plus longtemps possible. Une
pancarte explique que l'on est prié de renouveler sa consommation toutes les
heures... Il y fait chaud.
Claire, un après-midi, entourée par ses camarades de
dissection, développe sa métaphore de la médecine-sphère aux facettes
successivement éclairées:
- Aujourd'hui, la cancérologie, la spécialité
cardio-vasculaire, sont à la mode. La pneumologie, la dermatovénérologie au
contraire, sont en perte de vitesse car les antibiotiques ont fait disparaître
la plupart des maladies infectieuses. Il n'en sera peut-être pas de même dans
dix ans, il suffirait que surgisse une maladie résistant aux traitements
actuels. Pour nous, qui commençons nos études, il est bien difficile de prévoir
quelle facette scintillera dans quinze à vingt ans lorsque nous exercerons
notre métier.
Elle parle, excitée, souriante et ses camarades garçons
autour d'elle approuvent, moins attentifs à son raisonnement qu'à la fossette
qui se creuse dans sa joue, à l'éclat de saphir de ses yeux bleu-foncé, au joli
mouvement presqu'enfantin avec lequel elle rejette ses boucles courtes en
arrière, à l'envol de ses petites mains qui dessinent la théorique sphère...
Pour soutenir ses idées, une femme a des avantages que Claire est loin de
soupçonner.
Une fille de vingt-cinq ans, coiffée d'une belle queue de
cheval auburn, Michelle, l'invite à goûter et travailler chez ses parents. Elle
a fait des études de secrétariat avant de se rendre compte que sa vocation
était de devenir médecin; elle a eu du mal à reprendre les mathématiques et la
physique de l'année préparatoire, qu'elle a redoublée. Cette grande fille
élégante, au nez busqué se déplace à toute allure sur un vélomoteur Solex. Sa
maturité de femme, jointe à toute une expérience des bals de Saint-Germain des
Prés, éblouissent l'étudiante ; Michelle lui apprend à danser le swing en
échange de conseils mnémotechniques pour l'anatomie. Les deux filles deviennent
vite inséparables et vont ensemble un jour à la bibliothèque de l'ancienne
Faculté de Médecine, place de l'Odéon, pour y chercher des documents.
C'est la salle d'études la plus vaste que Claire ait jamais
vue. On n'y entre qu'en montrant patte blanche, carte de médecin ou d'étudiant.
Sur trois étages, des boiseries de chêne où courent des galeries et des livres,
rien que des livres...
- Et encore, chuchote Michelle à l'oreille de Claire,
il y a des étages de réserve où sont les magazines et les revues.
Dans l'immense salle s'allongent près de quatre-vingt grandes
tables couvertes d'un tapis vert, éclairées par des successions d'opalines, où
sont assis des médecins, le front penché sur des documents ou des livres qu'ils
consultent dans une odeur d'encaustique et de vieux papier. Des médecins de
tous âges : jeunes étudiants d'une vingtaine d'années; superbes mâles de trente
ans au front soucieux qui préparent l'internat ou, qui sait, peut-être même
l'agrégation; hommes et femmes ridés qui pourraient être pris pour leurs
parents. Vieillards aux cheveux gris, aux cheveux blancs: que cherchent-ils
donc à apprendre encore, alors qu'ils sont au bord de la tombe ?
En un instant, Claire suffoquée y voit en coupe verticale
toutes les étapes de ce que sera sa vie. Elle en éprouve un vertige et une
gloire : elle fait partie d'un clan pour qui l'étude ne s'arrête jamais.
Commentaires
Enregistrer un commentaire